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L'arbre qui rêvait de voler

L'arbre était frêle et comme décoiffé ; seules quelques feuilles vertes disséminées sur ses maigres branches témoignaient d'un peu de vie. Une brise légère affolait sa ramure où les feuilles s'agitaient comme si l'arbre tremblait dans l'air frais du matin.

L'homme le contemplait avec désespoir.

- Cela fait trois ans que je t'ai planté et tu as toujours cet aspect maigrichon.

- C'est que j'ai un peu de mal à m'habituer, répondit l'arbre.

- Mais je t'ai planté à un endroit ensoleillé, à l'abri du vent fort et dans une bonne terre et j'ajoute régulièrement du terreau autour de ton pied pour que tu aies ce qu'il te faut.

- Je sais mais, quand même, je ne suis pas bien. Tu vois, j'aimerais être libre comme ces oiseaux qui se posent sur mes branches et pouvoir, comme eux, m'envoler d'ici et aller voir ailleurs.

- Mais tu es un arbre ! s'étonna l'homme. Un arbre ne se déplace pas. Il naît, grandit et vit au même endroit.

- Oui, dit l'arbre, mais tu m'as déplacé pour me planter chez toi. En chemin, j'ai bien vu qu'il existe d'autres endroits que celui où je suis né. Puis j'ai vu les oiseaux et j'ai compris qu'ils peuvent aller où ils le désirent, alors que moi, je suis planté là.

- Je ne comprends pas, tu aimerais être un arbre volant ?

- Au moins avoir la possibilité de me déplacer et avoir le choix de l'endroit où me poser.

- Donc tu ne grandis pas parce que tu es un arbre triste ?

- C'est un peu ça, oui. Je ne suis pas sûr d'avoir envie de passer ma vie ici. J'aimerais voir le monde comme l'oiseau qui peut voler où il le désire.

- Mais, toi, tu as besoin de terre pour que tes racines y prennent ta nourriture. Si tu voles, comment vas-tu te nourrir ? L'oiseau, lui, n'a pas besoin de terre pour sa nourriture.

- Peut-être pourrais-je emmener un peu de terre. Voyager dans un pot.

- Non, mais attends ! Je rêve là. Tu es un arbre, fit l'homme en insistant sur le mot. Un arbre ne se déplace pas. Et ne compte pas sur moi pour te faire voyager dans un pot. Enfin, imagine ! Si cela te plaît, tu vas grandir, je devrai changer de pot souvent et comment je vais te faire voyager alors ?

- Je comprends bien que cela n'est pas possible, mais ...  J'aimerais être un oiseau. Je ne suis pas sûr de vouloir passer ma vie ici, alors je n'ai pas faim et je n'arrive pas à grandir.

- On aimerait tous être quelque chose ou quelqu'un d'autre, répondit l'homme. Mais on ne choisit guère. Moi aussi j'aimerais être un oiseau et pouvoir m'envoler loin d'ici. Mais, moi aussi, je suis planté là. Comme toi avec tes racines, j'ai aussi les miennes, qui me retiennent ici et m'empêchent de m'envoler. Je n'ai pas beaucoup plus de liberté que toi.

- Ah bon, mais qu'est-ce qui t'empêche de partir, toi que je vois aller et venir tous les jours.

- Eh bien, j'ai des attaches : une famille, du travail, une maison qui me retiennent ici. Je ne peux pas tout quitter comme ça sur un coup de tête.

- Qu'est-ce que c'est une famille, un travail, une maison ?

- Ah oui, c'est vrai ! réalisa l'homme, comment pourrais-tu savoir, toi un arbre, ce qu'est une famille, une maison ou un travail ? Eh bien, ce sont les racines de l'homme, ce qui l'attache à sa terre comme toi à la tienne.

- Je ne te vois pas de liens, s'étonna l'arbre

- Tu ne les vois pas, mais ils existent et sont aussi puissants à me retenir sur cette terre que tes racines le sont à t'ancrer dans la tienne.

- Et tu n'as pas envie d'être un oiseau ? Un oiseau n'a pas de famille, de maison ou de travail. Il est libre lui, d'aller et venir quand et comme il le veut. Cela ne te fait pas envie ?

- D'abord, les oiseaux ont une famille, même si cela n'est pas pour toute leur vie. Ils ont des petits qu'ils élèvent ; en quelque sorte ils ont un travail aussi, puisqu'il leur faut bien construire leur nid et y apporter la nourriture à leurs petits. Et puis leur maison, et bien, ce sont tes branches que tu leur prêtes pour le construire, ce nid.

- Moi, je suis une maison pour les oiseaux ?

- Ben oui ! Et si tu t'envolais, l'oiseau ne retrouverait pas sa maison ni sa famille en revenant avec la nourriture de ses petits.

- Mais alors, en plus d'avoir des racines dans la terre qui me retiennent, je suis aussi retenu ici à cause de mes branches parce que des oiseaux y habitent ?

- Oui, et à cause de moi qui ne pourrais plus cueillir tes fruits si tu t'en vas et à cause des fleurs qui poussent à l'ombre de ton feuillage. On appelle cela des responsabilités. Tu n'es pas libre d'aller et de venir où et quand tu le veux car tu as des attaches avec ce qui t'entoure et chaque décision que tu prends a des conséquences sur tout cela.

- Holà ! Holà ! Mais où est-ce que ça va ça ? Moi, je n'ai pas demandé à cet oiseau de venir nicher sur ma branche, ni à ces fleurs de pousser ici.

- Non, mais maintenant ils sont là et si tu t'en vas, cela aura des conséquences sur leur vie. Si tes racines ne te retenaient pas à la terre, peut-être serais-tu libre de partir, mais cette liberté aurait des conséquences sur la liberté de l'oiseau de venir nicher sur tes branches ou celle de ces fleurs de venir pousser sous ton ombre. En fait, ta liberté s'arrête où commence celle des autres.

- Bon, bon, mais alors, l'oiseau s'installe sur ma branche, les fleurs poussent à mon pied, tu cueilles mes fruits, et moi dans tout ça, elle est où ma liberté de choisir ?

-  Ta liberté n'est pas celle que tu penses, elle n'est pas de vivre sans contrainte d'un endroit à l'autre au gré de tes envies. Tu es un arbre et tu ne peux rien y changer. Ta liberté est d'accepter ta condition ou non. Ta liberté est de faire croître plus de branches pour que d'autres oiseaux puissent s'y installer, de développer un feuillage plus dense pour que d'autres fleurs poussent sous son ombre et de donner plus de fruits, ou de le refuser et de continuer à dépérir dans ton rêve utopique. Ta liberté est de choisir de grandir en faisant grandir avec toi ce qui t'entoure ou de rester petit jusqu'à ce que quelqu'un ou quelque chose mette fin à ta misère.

- Des mots tout cela. Bien dits peut-être, mais des mots ! Qui me fait grandir, moi ? Tu me dis que ma liberté s'arrête où commence celle des autres, mais pourquoi celle des autres ne s'arrête-t-elle pas où commence la mienne ? Pourquoi n'ai-je pas, moi, le choix de vivre ici ou là, de grandir à l'ombre d'un plus grand arbre où d'aller vivre ailleurs ?

- Parce que tu es un arbre ! fit l'homme un peu agacé. Parce que tu n'as pas la liberté de choisir l'endroit où tu nais ni ce que tu es à ta naissance. Ce choix-là ne t'appartient pas. Tu n'es pas né oiseau, tu n'es pas né homme, mais tu es né végétal, un arbre et même un poirier. Sur cela tu n'as aucune liberté, mais ta liberté est de l'accepter ou de le refuser. L'oiseau n'a pas choisi de naître un oiseau, je n'ai pas choisi de naître un homme et ni l'oiseau, ni moi n'avons choisi de naître ici. Ce sont des conditions qui nous ont été imposées à la naissance et nous n'avons d'autre choix que de faire avec ce qui nous a été imposé.  Et tu ne peux que l'accepter ou le refuser. Si tu le refuses tu seras malheureux toute ta vie car tu ne seras jamais satisfait. Toute ta vie tu voudras être un oiseau mais tu n'en seras jamais un. Tu passeras à côté de ce qui t'a été donné comme ta nourriture qui t'est offerte par la terre dans laquelle tu es planté. Tu n'as pas à la travailler cette terre comme l'homme doit le faire pour en extraire sa subsistance. Tu n'as pas à trouver un abri pour l'hiver car tu as été conçu pour le supporter en t'endormant les mois les plus froids, alors que l'oiseau et l'homme doivent trouver comment s'en protéger. Pourquoi regardes-tu ce que tu n'as pas et non ce que tu as ? Regarde ce que tu as et non ce que tu n'as pas ; si tu acceptes d'être un poirier, de n'être qu'un poirier si tu veux le voir ainsi, alors tu as la liberté de grandir, de devenir fort ; tu as la liberté de donner de beaux fruits et d'assurer aux oiseaux qui viendront nicher sur tes branches un abri confortable et sûr. Tu auras la liberté de choisir de rendre ce monde plus beau, parce qu'aussi modeste que soit notre contribution à tous, à toi, à l'oiseau et à moi de rendre ce monde meilleur, elle compte. Ce sont les grains de sable qui font la plage et les gouttes d'eau qui font les océans.

Il continua :

- Tu vois, quelqu'un a dit un jour : " Le bonheur de l'homme, ce n'est pas la liberté, c'est l'acceptation d'un devoir " [1] Cela est également vrai pour toi. Tu t'imagines que ton bonheur réside dans ta liberté d'aller où tu le désires quand tu le désires et comme tu ne le peux pas, tu te dis malheureux. Mais si tu acceptes ta destinée et ce qui y est rattaché, alors peut-être trouveras-tu ton bonheur.

Là-dessus, l'oiseau revint vers son nid qu'il trouva un peu déstabilisé par le vent.

- Aah ! Mais c'est pas vrai ! fit-il passablement énervé. Chaque fois que je reviens à la maison, je dois remettre ce nid en place. Pourquoi ai-je choisi un arbre aussi mal foutu.  

- Dis-donc, fit l'arbre, je ne t'ai pas invité, moi. C'est toi qui a décidé de faire ton nid ici. Rien ne t'empêche d'aller t'installer ailleurs si tu n'es pas content, continua-t-il en regardant l'homme.

- Oui, ben... il est là maintenant. Je ne peux pas tout recommencer tout de même. Cela m'a pris du temps à le construire, ce nid. Et puis quand je suis venu, je me suis dit que c'était une bonne idée de le construire dans un jeune arbre, car il grandirait et son feuillage le cacherait aux yeux des prédateurs et le protégerait du soleil. Je me suis bien trompé, regarde à quoi cela ressemble ! J'ai l'impression d'avoir construit un modèle d'exposition. Et en plus, il ne tient pas en place.

- Mais au fait, continua l'oiseau, pourquoi es-tu resté si piteux ? Un arbre, cela grandit, ses branches épaississent et son feuillage devient plus fourni. Pourquoi toi non ?

L'homme suivait cet échange avec un sourire aux lèvres.

- Ben, je ne suis pas bien ici, fit l'arbre un peu honteux. J'aimerais être comme toi, l'oiseau, qui peut aller et venir, voir le monde et s'installer où il le désire. Moi je suis planté là pour toute ma vie.

L'oiseau éclata de rire.

- Whouahahaha ! Quoi ? Tu aimerais voler comme un oiseau ? Ou peut-être marcher sur tes racines comme si elles étaient des jambes ? Ou préférerais-tu ramper comme un serpent avec ton tronc ? Et puis quoi encore ? Tu aimerais peut-être aussi nicher avec Madame cerisier ou Madame pommier ? Ou Madame poirier ? Ah ben non, ça ne se peut pas ! Pas de chance hein ? rigolait l'oiseau. Tu es planté là à faire le poirier, si je peux me permettre. Tu veux que je te dise, mon chéri ? J'aimerais être à la tienne de place, moi. Et n'avoir rien d'autre à faire pour vivre que de pousser, le reste m'étant donné. Et de regarder ces idiots d'oiseaux venir nicher sur mes branches et reconstruire leur nid quand le premier coup de vent l'a balayé parce qu'ils l'ont déposé sur un arbre rachitique.

- Ouais et nous aussi, firent en chœur les fleurs qui étaient à son pied, on aimerait partir. Et crois-nous que si nous pouvions nous en aller pour trouver un arbre plus dense, nous le ferions immédiatement. Mais nous aussi, nous sommes plantées là et dépendantes de toi pour nous protéger du soleil.   

L'arbre ne répondit rien, il était un peu déconcerté par tant d'arguments et tant d'animosité,

"Ils me rabrouent et se moquent de moi, pensait-il, mais qu'il y a-t-il de mal à pourchasser ses rêves ? Qu'il y a-t-il de mal à rêver tout court ? Au fond, je sais bien que je ne suis pas un oiseau et que je ne peux pas voler. Je sais bien que je suis un arbre et qu'un arbre, cela ne vole pas. Pas besoin de me le ressasser tout le temps comme si je devais en prendre conscience. Tout ce que j'ai dit, c'est que cela me rend malheureux. Je n'ai jamais dit que j'aimerais être un arbre volant, j'ai dit que j'aimerais être un oiseau. Il y a une différence tout de même ! "

- Ok ! Ok ! Finit-il par dire. Je vais oublier mes lubies pour un temps et voir ce qui va se passer. Je vais croître pour vous abriter de mon ombre, les fleurs et faire grandir mes branches pour que ton nid, l'oiseau, soit protégé par mon feuillage et stable sur elles. Et à toi, l'homme, je vais te donner des poires. Et je verrai bien alors si je suis aussi heureux que vous me le dites.

Sur ces mots, ils reprirent chacun le cours de leur vie.

Un hiver passa, où l'arbre s'endormit. Puis un deuxième. A chaque printemps, l'arbre se réveillait plein de volonté et de courage pour devenir plus grand et plus fort.

Il en fût ainsi durant quelques années où, année après année, l'arbre grandissait, ses branches s'allongeaient et devenaient plus robustes, son feuillage s'épaississait, son tronc devenait de plus en plus large pour supporter son poids plus important.

Bien des années plus tard, l'homme contemplait un arbre immense, solide, touffu, couverts de fruits.

- Tu fais plaisir à voir aujourd'hui, dit-il. Je suis content que tu aies abandonné cette idée saugrenue de voyager. Tu es grand, beau et fort et tu me donnes de beaux fruits.

- En grandissant, répondit l'arbre, j'ai réalisé que je pouvais voir plus loin. Lorsque j'étais petit, je ne voyais rien, alors je voulais me déplacer pour aller voir ailleurs. Mais plus je grandissais, plus je voyais loin et moins cette envie de bouger ne m'occupait l'esprit. J'ai aussi réalisé que je captais plus de soleil pour mes feuilles et que mon faîte était caressé par une brise plus fraîche. 

- Et je vois que ton pied est couvert de belles fleurs...

- Oui, elles sont protégées du soleil par l'ombre de mon feuillage et l'oiseau est devenu mon ami. Année après année, lorsque le printemps arrive, il revient construire son nid sur mes branches. Une ou deux fois, il a même amené des amis à lui. Cela me fait plaisir de voir naître ces oisillons que je cache aux prédateurs avec mes feuilles jusqu'à ce qu'ils puissent voler.

- Et je suis devenu ami avec l'écureuil, qui vient croquer mes poires, ajouta-t-il. Il saute sur une branche, mord dans un fruit, puis passe sur une autre branche et mord dans un autre fruit. Cela me fait rire, car je pense à ta tête lorsque tu viendras les cueillir.

- Il y en a tellement, répondit l'homme, je peux bien lui en laisser quelques-unes, aux oiseaux aussi d'ailleurs qui ne s'en privent pas.

L'homme regarda son arbre d'un air pensif.

- Quoi ? fit l'arbre. Pourquoi me regardes-tu comme ça maintenant ?

- Es-tu heureux ? demanda l'homme.

- Je crois que oui, répondit l'arbre après un temps de réflexion. Mais si c'est à cela que tu veux en venir, je n'ai pas oublié mon rêve de voler. Parfois, durant l'hiver, lorsque je suis endormi, je rêve que je vole avec mon ami l'oiseau dans ces pays chauds où il s'est réfugié et dont il me parle à son retour. Mais je n'ai plus envie d'aller ailleurs, ça non.

 - Plus envie de voyager avec tes racines dans un pot ?

L'arbre éclate de rire.

- Non ! Et imagine si je voyageais avec mes racines d'aujourd'hui, les nids, les oiseaux, les fleurs à mon pied ! Quel équipage ! Non, vois-tu, je suis bien où je suis. Je me suis fait plein d'amis dans ce jardin et je n'ai pas envie de recommencer ailleurs.

L'homme aussi avait vieilli ; ses cheveux étaient plus gris et quelques rides apparaissaient déjà sur son visage.

- Il faut du temps, fit-il pensif, pour se rendre compte que souvent on cherche ailleurs ce que l'on a à portée de main. Moi aussi, dans ma jeunesse, il y avait toujours quelque chose que je n'avais pas et qui semblait indispensable à mon existence. Je ne me sentais pas en paix jusqu'à ce que j'aie pu l'avoir. Et lorsque je l'avais obtenu, si je réussissais à l'obtenir, ce qui n'était pas toujours le cas, je n'étais toujours pas satisfait ou très peu de temps. J'entretenais ma propre insatisfaction. Jusqu'au jour où j'ai accepté de n'être que ce que je suis et de n'avoir que ce que j'avais.

Sur ces paroles, l'homme s'assit à l'ombre de l'arbre où il resta pensif et silencieux. L'arbre ne répondit rien ; lui aussi garda un silence hanté de rêves utopiques inaccomplis.

Ils vieillirent ensemble de longues années jusqu'à être aussi secs l'un que l'autre et lorsqu'ils moururent, le jardin se promit de raconter l'histoire de l'amitié entre l'homme et l'arbre à tous les oiseaux et à toutes les fleurs qui voudraient bien l'écouter.

Charles-Henry Moser

2018

[1] André Gide dans sa préface au livre de Saint-Exupéry, "Vol de Nuit"

© 2019 by Charles-Henry Moser

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